Pouvoir.Vladimir Poutine, un monarque isolé entouré d’une cour de généraux
DENÍK N – PRAGUE
Publié le 27/02/2022 – 06:18
Grande spécialiste de l’ancienne sphère soviétique, la journaliste tchèque Petra Procházková décrit, dans le quotidien Deník N, un homme à l’écart du monde et méfiant de tous. Elle dresse la liste des rares personnes qui ont encore accès au maître du Kremlin.
Depuis mars 2020 et le début de la pandémie de Covid-19, Vladimir Poutine est chaque jour un peu plus esseulé. À en croire ceux qui l’ont connu lorsqu’il n’était encore qu’un jeune officier du KGB ou un simple fonctionnaire à la mairie de Saint-Pétersbourg, le maître de la Russie apprécie pourtant la compagnie. Simplement ne dispose-t-il plus aujourd’hui de suffisamment de temps pour la vie en société. C’est lui qui décide de l’existence ou de la non-existence de l’Ukraine et, plus globalement – du moins le ressent-il probablement ainsi –, de la marche du monde.
“C’est la cour d’un monarque du Moyen Âge qui a une estime d’elle-même très excessive mais possède de tels actifs que, à côté, même Carlos Slim [milliardaire mexicain qui, il y a dix ans, était l’homme le plus riche du monde] passerait pour un chauffeur de taxi ukrainien à l’aéroport de Prague. Et cette fortune explique tout”, a confié à Deník N une source proche du Kremlin, qui préfère conserver l’anonymat.
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Qui fait donc partie de cette cour et dans quelle mesure ceux qui ont encore accès au “corps” l’influencent-ils ? [Le “corps”, c’est ainsi que le président est désigné dans les milieux politiques, journalistiques et sécuritaires russes.]
En raison de son imperméabilité, personne aujourd’hui ne dispose d’informations précises sur ce qui se passe dans les couloirs du Kremlin. Les sources des “kremlinologues” – les journalistes du Kremlin, les favoris de Poutine et les experts de son âme – se sont largement taries. Ceux par qui le président russe se laisse approcher et auxquels il prête une oreille un tant soit peu attentive ne sont désormais plus qu’une poignée.
Dans sa bulle de verre
Durant la première décennie du règne de Poutine, nombreux ont été les journalistes, politiques, hommes d’affaires et autres artistes, russes comme étrangers, qui pouvaient le “toucher”. Parmi eux, certains ne craignaient pas d’exprimer ouvertement leurs critiques à son endroit.
En 2012, il avait ainsi invité la célèbre journaliste russe Masha Gessen, représentante de la communauté LGBTQ et autrice du livre Poutine : l’homme sans visage (éd. Fayard), à venir le rencontrer. Le président russe avait même su mener quelque chose ressemblant à une discussion dans une ambiance relativement détendue avec une femme qui était – et demeure – l’une des critiques les plus virulentes de son régime. Dix ans plus tard, il serait inimaginable de voir Masha Gessen franchir le seuil du Kremlin.
Le Covid n’est pas la seule raison qui explique qu’une longue table sépare Poutine de ses hôtes. Le chef du Kremlin ne redoute pas seulement une contamination potentielle, mais aussi, plus symboliquement, un monde semblable à une maladie infectieuse avec lequel il ne s’entend pas.
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Si son isolement par crainte du coronavirus a officiellement commencé il y a deux ans, le président russe souffrait déjà bien avant d’une absence de contact avec la réalité. La pandémie n’a fait qu’amplifier le gouffre qui le sépare du monde des gens normaux, y compris des politiques, des hommes d’État et des journalistes. Cet éloignement s’est ajouté à ses craintes relatives à son apparence, à sa santé et à sa longévité politique.
Aujourd’hui, seuls ceux qui acceptent de se soumettre à un test Covid russe ou sont prêts à rester en quarantaine quatorze jours peuvent officiellement approcher Poutine. S’il s’agit d’importants dirigeants internationaux, il leur est demandé de respecter une grande distance tout au long de la réunion. Poutine vit désormais dans une bulle de verre à sa résidence de Novo-Ogaryovo, dans les environs de Moscou. Il y est entouré d’une garde rapprochée parfaitement sous contrôle, du personnel du protocole, et d’un caméraman et d’un photographe personnels.
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Des conditions identiques ont été mises en place dans son autre résidence, à Sotchi. Le Kremlin est également soumis à des règles strictes, mais s’il n’a pas d’invités étrangers de passage le chef de l’État russe y passe le minimum de temps. Il prend ses décisions loin de l’agitation de la ville, où il reçoit beaucoup moins qu’il y a quelques années.
Un cercle considérablement rétréci
Dans un passé pas si lointain, les invités privilégiés étaient principalement des hommes d’affaires russes, que Poutine a toujours préférés aux intellectuels. Cependant, même le cercle de ces oligarques que Vladimir Vladimirovitch consent à écouter s’est considérablement rétréci, et c’est pourquoi il est si difficile pour l’Occident de frapper directement au “cœur de Poutine” avec des sanctions.
Parmi cette crème, il ne lui reste plus que quelques amis de toujours. On sait qu’Arkadi et Boris Rotenberg en font encore partie. Ils se connaissent depuis l’enfance. Boris, en particulier, partage l’amour de Poutine pour le judo, et Arkadi, surnommé le “roi des commandes d’État”, son intérêt pour la Crimée. C’est lui qui a remporté le contrat pour la construction de l’immense pont stratégique qui, depuis 2018, relie la péninsule ukrainienne occupée au continent russe.
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Investisseur, consul honoraire de la Serbie en Russie et amateur de hockey, Gennady Timchenko reste probablement lui aussi proche de Poutine. Le président possède des liens familiaux avec un autre milliardaire, Mikhaïl Chelomov, qui est le fils de sa cousine Lyubov et un habile négociant en pétrole. Quelques autres noms, comme ceux de Iouri Kovaltchouk, Vladimir Litvinenko ou Kirill Chamalov, son ancien gendre, peuvent être ajoutés à cette liste. Mais, à vrai dire, même les kremlinologues les mieux informés ne le savent pas très bien.
Les oligarques poussés dehors par les généraux
Dans les faits, néanmoins, les généraux semblent les éloigner de l’oreille la plus importante du pays. Cette proximité explique pourquoi les décisions de Poutine en matière de guerre et de paix sont peut-être beaucoup moins motivées par des considérations sur les conséquences économiques des sanctions que par d’hypothétiques avantages stratégiques, tels que des bases militaires en Crimée, en Biélorussie et en Transnistrie.
Cette guerre entre les “siloviki”, qui englobent les services secrets, l’armée, la garde nationale, la police et le ministère des Situations d’urgence, et les milieux des affaires n’est pas nouvelle. Elle faisait déjà rage avant Poutine, dans les turbulentes années 1990. Toutefois, jamais encore la domination du bloc incarnant la force sur le clan des banquiers et des pétroliers n’avait été aussi marquée. Or ce sont vraisemblablement ces hommes en uniformes et en longs manteaux qui influencent aujourd’hui le plus le chef de la Russie.
Les kremlinologues s’accordent à dire que le ministre de la Défense, le général Sergueï Choïgou, en fait certainement partie. En plus de diriger les manœuvres militaires qui permettent à la Russie de répandre la terreur au-delà de ses frontières, il est le partenaire de loisirs de Poutine. Les deux hommes passent leurs vacances ensemble, ai
mant tous deux la Sibérie, qu’ils parcourent seuls, accompagnés seulement d’agents de sécurité cachés derrière des arbres pour ne pas déranger le souverain profitant de la nature.
Ancien directeur du Service fédéral de sécurité (successeur du célèbre KGB soviétique) cher à Poutine et, depuis 2008, secrétaire du Conseil de sécurité russe, le général Nikolaï Patrouchev exerce également une grande influence sur ce dernier.
Lui et Poutine ont le même âge et sont tous deux originaires de Saint-Pétersbourg. Seule ombre possible au tableau : les deux fils de Patrouchev travaillent pour la société énergétique publique Gazprom, qui risque de perdre un certain nombre de marchés et, surtout, le gazoduc Nord Stream 2, précisément en raison des manœuvres inconsidérées de Poutine.
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Le général Alexandre Bortnikov, directeur du Service fédéral de sécurité, et son collègue Sergueï Narychkine, chef du Service des renseignements extérieurs et autre natif influent de Saint-Pétersbourg, qui est aussi un des rares à posséder une formation en économie, sont probablement deux des principaux chuchoteurs à l’oreille de Poutine.
Dans le jargon journalistique russe, ces hommes sont connus sous le nom de “Politburo du Kremlin”. Ce sont eux qui décident des documents que Poutine voit passer sur son bureau. Qu’il les signe ou non ne dépend ensuite plus que de lui, et éventuellement de ceux qu’il choisit de consulter. Poutine lui-même, ancien officier du KGB, est un produit des services secrets, et c’est lui qui est l’auteur de la formule selon laquelle il n’existe pas d’ancien agent.
Le Premier ministre sans influence
Jusqu’en 2014, l’influence des “hommes en vert” au Kremlin était atténuée par les intérêts des hommes d’affaires qui pensaient, eux, plus aux dollars et à leurs yachts qu’à la poudre à canon. Ce temps de la réflexion réaliste sur les retombées économiques de telle ou telle décision est définitivement révolu et explique, encore une fois, pourquoi les sanctions prononcées contre la Russie ne produisent pas les effets escomptés.
Dans ce paysage, le chef du gouvernement Mikhaïl Michoustine est considéré comme un homme politique très sobre et rationnel. Mais, selon les commentateurs russes, son influence ne cesse de s’amoindrir, et ses contacts avec Poutine sont de faible fréquence.
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Le Premier ministre et les ministres jouent certainement un rôle beaucoup moins important dans la hiérarchie du pouvoir russe qu’un autre homme de la garde rapprochée de Poutine, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, personnalité politique à part entière. Ne serait-ce qu’officieusement, ses paroles ont plus de poids que toute décision gouvernementale ou résolution parlementaire.
Pour le reste, les noms des membres de l’administration de Poutine n’apparaissent que rarement dans les médias, le public ne connaît souvent pas même leur visage, et à l’étranger seuls les services secrets bien informés disposent d’informations sur les plus influents d’entre eux. Ils ne s’expriment que par principe, et maîtrisent à la perfection l’art de parler pour ne rien dire. Et, s’il ne fait aucun doute que les services secrets américains ont cherché à remplacer leur espion infiltré dans les plus hautes sphères du pouvoir à Moscou, la taupe qui avait révélé que Poutine avait orchestré l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016, cela n’enlève rien au fait que ce qui sort aujourd’hui des murs du Kremlin n’est qu’un petit fragment d’une immense mosaïque. Difficile dans ces conditions de déchiffrer les véritables intentions de Poutine et de son entourage.
“Un petit homme à l’ego démesuré”
Analyser le caractère de Poutine est d’autant plus compliqué qu’il se tient à l’écart de tous les canaux de communication modernes et n’utiliserait pas d’ordinateur ; les réseaux sociaux le laissent froid et il ne s’en sert jamais. Cela aussi contribue à son détachement de la réalité. Il serait probablement incapable de prendre seul le métro à Moscou, de s’acheter un billet d’avion ou de régler une facture d’électricité.
Il ne se confierait même plus à la plupart de ses proches conseillers. Ses “amis” des services secrets le lui déconseillent pour des raisons de sécurité. C’est ainsi que nombre d’employés au Kremlin ne connaissent pas leur patron, et encore moins ses projets. En sa qualité d’espion expérimenté, Poutine sait mieux que n’importe qui que moins de personnes sont informées d’une action, plus celle-ci a de chances de réussir.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que ce “petit homme à l’ego démesuré”, comme l’a qualifié Masha Gessen, a l’habitude de surestimer ses capacités. Il aime laisser les événements aller à l’extrême pour ensuite prendre une décision qui peut inverser le processus et ainsi choquer son entourage, y compris les dirigeants mondiaux. C’est ce que beaucoup d’entre eux à l’Ouest espéraient dans le cas de l’Ukraine.
Selon les analystes politiques russes, Poutine pense désormais aussi que les énormes investissements militaires ont fait de lui un partenaire légitime des États-Unis. Qu’il a une chance de redonner vie à un monde bipolaire. La “trahison” de l’Ukraine, ancien vassal qui a tourné le dos à l’empire russe, gâche ses plans. C’est pourquoi il est prêt à porter la lutte pour la pacification de l’Ukraine jusqu’à un point de non-retour. Les généraux l’ont probablement rassuré en lui confiant qu’il pouvait se permettre d’agir de la sorte ; quel que soit le prix à payer de cette politique, convaincu que la Grande Russie saura faire face aux sanctions les plus dures.
Petra Prochazkova